Avenir de la TNT : l’interview de Juliette Théry, conseillère du CSA

Juliette Théry, conseillère du CSA. Photo © CSA - Y. Forestier

Juliette Théry a rejoint le Conseil supérieur de l’audiovisuel en février 2021, elle y préside le groupe de travail « SMAD, distribution et usages numériques ». Elle est également vice-présidente du groupe de travail « télévisions » et, donc, en charge du dossier TNT.

Le 29 septembre dernier, l’Assemblée nationale a voté le projet de loi pour la régulation et la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique qui comprend les dispositions relatives à la modernisation de la plateforme TNT. Dans l’attente de la promulgation du texte, retardée par la saisine du Conseil constitutionnel par un groupe de sénateurs, nous avons voulu en savoir plus quant au rôle du CSA sur les évolutions à venir de ce dossier. Pour le choix des questions, nous nous sommes rapprochés de fabricants, de distributeurs, de syndicats professionnels (notamment l’AFNUM et l’AniTEC) et autres acteurs de l’écosystème TNT.

Propos recueillis par Patrice de Goy et Cédric Davy

SIM : Les éditeurs TV français et leur nouveau « collègue » SALTO ont exprimé une attente forte de HbbTV pour rétablir un jeu concurrentiel raisonnablement ouvert dans les services interactifs. Beaucoup de parlementaires, y compris de la majorité, soutenaient cette demande mais le gouvernement ne les a pas entendus et la loi ne contient pas d’obligation de compatibilité des téléviseurs. Comment le CSA évalue-t-il cette situation et que compte-t-il faire concernant l’accès des français aux services HbbTV ?

JULIETTE THERY : A titre liminaire, je serais peut-être plus nuancée sur les dispositions légales de la réforme audiovisuelle en cours.

Celles-ci disposent, en matière d’interactivité, que « Seuls les terminaux permettant la réception des services en ultra haute définition ainsi que le traitement des données interactives des programmes et services de la télévision numérique terrestre, selon les caractéristiques techniques précisées en application de l’article 12 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, peuvent se voir accorder le label “Prêt pour la TNT de nouvelle génération” ».

Si ces dispositions ne vont pas aussi loin que pouvaient le souhaiter certains partisans d’obligations plus contraignantes, le secteur dispose désormais d’un outil pour définir le niveau d’interactivité souhaité et sa réalisation. L’opportunité de définir les règles d’interopérabilité associées à ce label et, le cas échéant, le modèle de certification associée, est donnée aux acteurs du secteur.

Sur l’action du CSA, il revient au Conseil de gérer les fréquences hertziennes qui sont dédiées aux services de télévision. C’est le Conseil qui octroie notamment les autorisations d’occupation du domaine hertzien aux services concernés. Son action en matière de services interactifs se situe dans ce cadre.

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Depuis plus de 10 ans, il a permis aux éditeurs de service de proposer des fonctionnalités interactives associées aux chaînes de télévision. Certaines ont développé ces fonctionnalités avant parfois de les abandonner.

Cependant, contrairement à d’autres pays, il n’y a jamais eu de lancement ou de promotion communs, ni de développement d’une logique cohérente en matière d’interactivité, ce qui a donné lieu à autant de types de portails et de mécanismes d’activation que de groupes audiovisuels, fragmentant ainsi les modalités d’accès aux services interactifs, et réduisant mécaniquement les chances d’adhésion des téléspectateurs.

L’ambition actuelle du CSA est d’inciter au développement de projets généralisant l’interopérabilité entre les signaux des éditeurs et les équipements. A ce stade, tous les projets sont examinés, y compris ceux qui ne sont pas directement associés à un service de télévision. Pour ce faire, nous avons procédé en deux temps.

D’abord en octroyant à Arte et à Salto des autorisations de courte durée pour qu’ils puissent proposer des services interactifs et établir un bilan au terme de leurs autorisations.

Plus récemment, en lançant une consultation publique sur les services interactifs, pour mieux connaitre les attentes du marché, celles des éditeurs déjà présents sur la TNT et sur internet en OTT, celles des consommateurs qui peuvent nous renseigner utilement sur leurs usages, et celles des équipementiers dont les télévisions doivent répondre à la norme internationale HbbTV.

Les bilans d’Arte et de Salto, d’une part, et les résultats de cette consultation, d’autre part, nous permettront de mieux dimensionner notre action aux attentes. Il s’agira pour le CSA de définir la nature des services concernés, l’espace hertzien qui peut être utilisé, et les modalités d’attribution des fréquences.

Le CSA ne pourra en revanche, dans le cadre d’action qui est le sien, résoudre les questions techniques d’interopérabilité entre le signal des éditeurs et la réception des téléviseurs.

Ces questions dépendent avant tout d’un accord interprofessionnel entre éditeurs et équipementiers, et idéalement de la mise en place d’une filière de certification, au niveau national ou européen.

L’arrêté « terminal » prévoit en effet que les récepteurs doivent permettre la réception des signaux conformes à l’arrêté « signal », qui comprend lui-même des services interactifs conformes à la spécification HbbTV. Même si cet arrêté était aujourd’hui précisé, les éditeurs et les constructeurs ne pourraient être exonérés d’une coordination très technique afin de garantir la mise en œuvre de cette interopérabilité.


« La réussite de la généralisation de ce système dépend finalement de l’engagement de tous. »

Juliette Théry

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Photo © CSA – Y. Forestier


En février 2018, le CSA avait publié une feuille de route pour la modernisation de la TNT. Cette feuille de route devrait être réactualisée en 2021, mais tel n’a pas été le cas.

JULIETTE THERY : La période récente montre l’engagement constant du CSA pour cette modernisation, qui répond à une de nos missions de service public. A l’heure du déploiement du très haut débit sur le territoire, il s’agit d’assurer un accès de qualité pour tous aux contenus, y compris pour la population qui ne dispose que d’une réception hertzienne ou d’un débit plus limité à internet.

Le CSA a publié en mai 2020 les résultats d’une consultation publique sur la modernisation de la plate-forme, qui concerne l’amélioration de la qualité de l’image et du son reçus par la TNT. Le législateur est en train d’adopter certaines dispositions amendant la loi de 1986 sur l’audiovisuel, donnant au CSA les moyens d’attribuer, dans des conditions procédurales assouplies, les fréquences aux éditeurs souhaitant moderniser cette plateforme. Le CSA a toujours soutenu cette réforme.

Si toutes les conditions sont réunies, l’initiative revient cependant aux éditeurs qui financent la diffusion de leurs contenus et qui devraient donc consacrer des investissements à la modernisation de cette diffusion. Une fois la loi adoptée, nous ne pourrons agir que s’ils se montrent intéressés.

Quel est le calendrier d’activation des opérations permettant la modernisation de la TNT ?

JULIETTE THERY : Deux scénarios d’introduction de l’UHD ont été retenus au fil des échanges avec le secteur : d’une part, le déploiement d’un nouveau multiplex, contraint en durée de déploiement et en usage de la ressource radioélectrique et donc ne pouvant atteindre une couverture métropolitaine au-delà de 80% et ce quelques années de déploiement ; d’autre part, le repli de l’offre existante sur 5 multiplex et la réutilisation du 6ème multiplex ainsi libéré pour un déploiement rapide et à hauteur des autres multiplex. Des travaux ont eu lieu en 2020 et 2021 pour vérifier la faisabilité de ces scénarios et notamment du second qui est désormais privilégié.

Néanmoins, dans les deux cas, il faut pouvoir trouver suffisamment d’éditeurs pour proposer une offre UHD, qui ne pourra être reçue que sur une partie du parc et, si elle est en simulcast, n’apportera que peu d’avantages en termes en d’audience.

Pour remplir ce multiplex précurseur il faut soit 3 chaînes avec une résolution de type 4K, soit 6 chaînes avec une résolution progressive à 1920x1080p[1] pour les éditeurs qui préfèreraient notamment mettre l’accent sur les améliorations colorimétriques, considérées par plusieurs études comme plus perceptibles pour le téléspectateur que l’augmentation de la résolution spatiale. Une combinaison de chaînes UHD 4K et 1080p est également possible.

Préalablement à la constitution d’un tel multiplex, il conviendra de finaliser les spécifications techniques souhaitées tant par les éditeurs que les constructeurs, de façon à pouvoir viser un parc correctement identifié et d’informer le téléspectateur des équipements compatibles.

Le calendrier dépend donc de la volonté du secteur de mettre en place cet environnement compatible, puis de l’identification de candidats souhaitant participer à cette offre précurseur. Lors des derniers échanges menés par le CSA, seuls 2/3 du multiplex précurseur semblaient pouvoir être rempli à temps plein, avec des interrogations sur le financement de certains projets.

Quid d’un lancement de la TNT modernisées à l’occasion de la Coupe du monde de Rugby ou des JO de 2024 ?

JULIETTE THERY : Les échéances de 2023 et 2024 ont en effet été identifiées dès l’origine du projet comme des opportunités pour accompagner la mise en place d’un multiplex précurseur, idéalement sur une base métropolitaine.

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Quand cette migration sera-t-elle totale ?  

JULIETTE THERY : Il n’y a pour l’instant pas de mécanisme d’accompagnement légal ou règlementaire pour organiser une migration totale depuis les normes et formats actuellement utilisés vers ceux de l’UHD. Pour réaliser une migration « totale » il faudrait en effet un renouvellement de la totalité du parc des récepteurs TNT. S’il n’est pas accompagné, il est généralement considéré qu’il faut environ 7 ans pour aboutir à un renouvellement quasi complet du parc, mais potentiellement plus pour couvrir les récepteurs utilisés en réception secondaire.

Pour quelle durée est prévue une double illumination ?

JULIETTE THERY : Il n’y a pour l’instant pas de durée prévue pour le multiplex précurseur, avant d’organiser une migration totale depuis les normes et formats actuellement utilisés vers ceux de l’UHD.

Les caractéristiques techniques des signaux de la TNT modernisée sont-elles arrêtées ?

JULIETTE THERY : Il semble que la plupart des matériels mis aujourd’hui en vente pourraient être compatibles avec les nouveaux formats prévus sur la TNT française. Les points d’attention devraient porter notamment sur les fonctionnalités interactives, pour lesquelles les constructeurs pourraient être une force de proposition sur une base pan-européenne, mais également sur les enjeux de colorimétrie améliorée (HDR, WCG, etc.), voire, dans une moindre mesure, sur le codage sonore.

Pendant combien de temps encore la TNT sera-elle protégée dans son spectre actuel ? Quid de l’arrivée de services mobiles, potentiellement brouilleurs ?

JULIETTE THERY : La conférence mondiale des radiocommunications de 2023 (CMR-23) prévoit le réexamen de l’utilisation de la bande 470-960 MHz en Région 1 (Europe, Russie, Afrique, Moyen-Orient) de l’Union internationale des télécommunications (UIT)1. Celui-ci peut avoir deux principales issues :

– la co-attribution de parties de la bande UHF pour de nouveaux services et pour le service de radiodiffusion. Les deux précédents (bandes dites 800 puis 700MHz) ont abouti, en Europe, à une attribution exclusive de ces parties de la bande aux télécommunications mobiles, réduisant ainsi la capacité d’accueillir de nouveaux services de télévision ou de faire évoluer ces derniers vers des formats plus gourmands en ressource ;

– l’absence de changement à l’issue de la CMR (maintien pour de la radiodiffusion uniquement).

Cette seconde solution nécessite néanmoins un engagement clair des autres pays de la zone. La subdivision géographique généralement utilisée à l’UIT, pour ce qui concerne la France, rassemble notamment l’Europe, l’Afrique, le Moyen-Orient et la Russie. La disparité des intérêts, qui peut déjà être constatée entre pays de l’Union européenne, pourrait compromettre le prolongement de l’utilisation exclusive du spectre en faveur de la TNT.

Pouvez-vous d’ores et déjà rassurer les professionnels de la réception TV  sur les projets de la France au-delà de 2030 ?

JULIETTE THERY : La loi dispose que la ressource radioélectrique est maintenue à la disposition de la radiodiffusion au moins jusqu’en 2030. Le rapport que remettra le Gouvernement au Parlement, dans les 4 ans qui viennent, permettra de préciser les orientations au-delà de 2030. Il s’appuiera vraisemblablement sur les travaux en cours, ou échus d’ici là, pour la préparation de la conférence mondiale des radiocommunications qui aura lieu fin 2023 (cf supra), et des travaux correspondants qui auront lieu au niveau européen dans la même période.

Quand sera activé le multiplex précurseur en Ultra HD ?

JULIETTE THERY : Il faut pouvoir « remplir » ce multiplex précurseur, et donc que trois à six candidats se présentent (cf supra), suivant les formats UHD retenus par chaque service du multiplex précurseur.

Comment seront recomposées les chaînes qui resteront en qualité HD ? Y-a-t-il un risque de perte qualitative ?

JULIETTE THERY : Il s’agit d’une opération déjà réalisée par le passé, en HD notamment en avril 2016. En s’appuyant sur des optimisations de la compression fournie par les codecs utilisées, il est possible de diffuser les chaînes sur un débit réduit. A technologie et mise en œuvre inchangée, cela conduit nécessairement à une dégradation de la performance du codage. L’enjeu est donc de s’assurer qu’elle est imperceptible ou très peu perceptible. Des travaux ont été engagés ces deux dernières années par les éditeurs de la TNT pour réaliser des tests d’usage. Ils permettent d’envisager de procéder à cette recomposition sans craindre une perte de qualité significative.

Comment les téléspectateurs pourront-ils clairement identifier, lors de leur achat, un téléviseur 100% compatible avec les nouvelles normes (DVB-T2, HEVC, HDR, HBBTV, Dolby AC-4, etc.) ?

JULIETTE THERY : C’est tout l’enjeu du label prévu par le dernier texte de loi. Par le passé, des labels (TNT, TNT HD) ont été établis par des groupements interprofessionnels (groupement TNT puis HD Forum devenu FAVN) pour aider le téléspectateur à identifier les récepteurs compatibles. Ce sujet rejoint donc celui de la définition, par le secteur, des spécifications nécessaires à cette évolution, voire de la mise en place d’une filière de certification (ou d’auto-certification), notamment pour ce qui concerne la question plus complexe des fonctionnalités interactives (HbbTV).

La nouvelle loi permettra de lancer des services en UHD sur la TNT dans un cadre d’appels à candidature allégé. Cette disposition a la vertu d’accélèrer la diffusion de ces nouveaux services au bénéfice du téléspectateur. Cependant, cela reste un investissement lourd pour les éditeurs de chaînes. Aussi, avez-vous eu des intentions fermes pour une diffusion UHD sur la TNT dès que possible ? Dans l’affirmative, est-ce que cela serait en temps partagé entre plusieurs chaînes ou sur un canal à temps complet ? ».

JULIETTE THERY : Nous n’avons pas reçu d’engagement ferme à ce stade, pas plus que d’engagement ferme des constructeurs vis-à-vis du développement des spécifications nécessaires. Or, ce sont les acteurs les mieux placés pour établir des règles pan-européennes permettant le bon fonctionnement des services UHD, comme ce fut le cas au lancement de la TNT, notamment pour la définition des exigences minimales pour un récepteur européen dans les années 2000, ou lors de ses évolutions, vers la HD par exemple.


[1] Également considérée comme UHD, lorsque d’autres améliorations de la qualité d’image sont apportées, telles que la colorimétrie ou le contraste.

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